Ce texte a été initialement publié par Libération le 12 mai 2024, sous le titre « Ellsworth Kelly à la Fondation Vuitton, l'homosexualité invisibilisée ».
Un jour du printemps 1957, un couple d’artistes s’assied sur un quai au sud de Manhattan, au bord de l’East River, et partage une orange. L’un d’eux conserve la pelure du fruit et, de retour dans son atelier, en fait le point de départ d’une œuvre abstraite, une forme orange sur un fond bleu. Intitulée Orange Blue, l’œuvre porte au dos cette inscription : « Pour Robert une écorce d’orange du quai 7. »
Ce couple n’est pas n’importe lequel : il réunit deux artistes dont les œuvres, majeures, vont contribuer à bouleverser l’art du XXe siècle, l’« abstrait » Ellsworth Kelly (1923-2015) et le « pop » Robert Indiana (dont l’assemblage de lettres Love est reproduit dans le monde entier, 1928-2018). Ils vivent quelques années ensemble, à un moment décisif de maturation de leurs œuvres respectives, alors que, trentenaires, ils cherchent la reconnaissance. Indiana a ainsi déclaré : « Avec Ellsworth, toute ma vision de la vie a changé. »
Cette histoire, on ne la trouvera pas sur les cimaises de la fondation Louis Vuitton, où vient d’ouvrir une rétrospective consacrée à Kelly, pas plus qu’on ne trouvera la moindre référence à l’homosexualité de l’artiste : elle est proprement évacuée et effacée. L’exposition célèbre un artiste de la couleur et de la forme – ce qu’il était assurément –, un génie qui s’était donné pour but d’« arriver au ravissement de la vision » ; un artiste sans chair ni sexualité, au prisme d’une lecture purement esthétique et formelle. Pour la chronologie affichée dans l’exposition comme pour le catalogue, Indiana est un ami parmi d’autres.